C’est l’histoire d’un jeune homme qui a dit non à un avenir incertain. Il y a cinq ans, alors qu’il n’avait que 19 ans, Yann Djossinou a choisi ses propres rêves, disant non à l’attentisme, au chômage et à un utopique eldorado.
Comme un tigre, Yann Djossinou a posé ses marques sur la mode béninoise en créant Roar Clothing, une ligne de vêtements très prisée par une proie qui ne demande que ça. Avec une ingéniosité et une créativité sans cesse renouvelées, il a fait de sa marque un effet monstre, une attitude, une nation. Presqu’une religion.
J’ai été transportée le long de cette interview par une rage à nulle autre pareille de réussir, par l’émotion que donnent les talents purs. Au fil de cette histoire qui est la sienne, vous n’entendrez que son cri: Roaarrr.
Si les choses s’étaient passées comme vous le vouliez, vous serez en Angleterre actuellement.
Oui, ma vie c’était aller en Angleterre, faire des études et y vivre. Après le BAC, on m’a dit ce n’est pas encore possible tout de suite, inscris-toi ici en Télécoms, commence d’abord. Je finis la première année et on me dit que c’est possible. Maintenant, tu peux aller au Ghana pour apprendre l’anglais parce que ton école en Angleterre a demandé un diplôme en Anglais. Je suis allé au Ghana. Je me suis lancé, en parallèle de mes cours d’anglais, à des cours de conception graphique. J’ai eu mon diplôme. Où est-ce que le problème s’est posé ? Il y a eu un problème de finance.
Puis, un jour…
J’ai entretenu ce rêve d’Angleterre pendant 3 ans. J’ai nourri cet espoir, cette fameuse histoire d’aller vivre en Angleterre. Je me suis vu plusieurs fois refuser le visa. J’ai fait une dépression après mon retour du Ghana. Un jour, j’étais dans ma chambre, et je me suis dit « tu ne vas pas courir derrière ce rêve toute ta vie, p*tain. Prends toi en main ». Il était temps que je prouve qu’on peut rester en Afrique et faire de très grandes choses.
Le jour où je me suis décidé à me prendre en charge, j’ai dit non à mon rêve utopique où pour réussir dans la vie, il faut aller en Europe. Je voulais prouver à mes parents et à mes amis que je pouvais rester ici et réussir. C’était ça mon combat.
J’ai dit non à mon rêve utopique où pour réussir dans la vie, il faut aller en Europe. Share on XPourquoi avoir choisi la mode comme domaine, ce jour-là ?
Je suis attiré par le design depuis tout petit. J’aime que tout ce que je fais soit très bien organisé, que je sois très bien habillé. C’était évident que je me lance dans la mode. C’est là où je pense que j’ai une étoile. Les choses se sont emboîtées comme un puzzle dans ma vie. J’ai suivi certaines marques qui existaient avant moi, comme JiggaReal, dont je trouvais le travail correct et bien. J’apprenais beaucoup du milieu. Je ne voulais pas faire dans une mode déjà existante. Je voulais être original. Faire la différence.
Et comment faire la différence dans un monde aussi compétitif que la mode ?
L’idée de base était de faire dans le streetwear mais dans du streetwear qui va faire africain. Donc, faire dans de l’urbain sans pour autant entrer dans les clichés occidentaux. J’ai eu l’idée toute bête de mixer du tee-shirt et des tissus. C’est de là qu’est partie l’aventure de ma marque. J’avais créé l’Afroshirt. Le tee-shirt Africain.
J’ai montré le résultat à une de mes tantes chez qui je vivais à Cotonou. On vivait tous deux dans une chambre, période difficile où je voulais m’affirmer. Elle a trouvé mon idée géniale et m’a conseillé de réfléchir dessus. J’ai pris mon temps.
Votre griffe, c’est un tigre ! Pourquoi cet emblème ?
J’avais un tigre en peluche, un porte-bonheur que j’emportais partout avec moi. Mes amis s’en sont toujours moqués. C’était mon truc à moi. J’en étais très amoureux. Je m’identifie pleinement aux félins, au Tigre plus précisément. Pour moi, c’est la représentation de la puissance, de la rage, de la détermination que j’ai en moi.
Et Roar en a découlé ? Pourquoi « Roar Clothing » ?
Un de mes amis, Roméo Kokou, m’a invité à une séance de prière, le soir de l’ascension. Ce soir a été très fort pour moi. C’est ce soir là que j’ai sorti le nom de ma marque. Le prêtre prêchait et disait dans sa parole que le souffle de vie que Dieu a mis en Adam se dit en hébreux « Ruah ». Ça a fait tic dans ma tête. Ça a sonné comme un cri, d’animal, de félin. C’était clairement une révélation pour moi. A ce moment, ma marque a pris tout un autre sens dans ma vie. J’avais la certitude que j’allais réussir. J’ai la certitude que je vais réussir. Je n’en doute plus depuis cet instant. C’est l’une de mes plus grandes forces, ma détermination. Roar est un mix entre le souffle de vie que Dieu a mis en l’Homme et ma propre détermination. Voilà comment est née Roar Clothing.
Comment s’est constitué votre premier capital ?
J’ai commencé ma marque de vêtement avec cent trente mille francs (130 000 F). J’ai dû vendre mes téléphones pour financer mes premiers modèles, les premiers tissus. Je me suis rendu compte que mes produits étaient viables, marchaient bien. J’en ai parlé à Ulrich Sossou, qui a été l’un des premiers à croire en moi. Quand on dit qu’il vous rend riche, il le fait vraiment. Il a dit que c’était une superbe idée. Il y a investi un million cinq cent mille francs (1 500 000 F). Avec cet argent, j’ai pu me structurer, produire plus, faire des shootings, organiser l’image de ma marque, organiser des évènements pour me faire connaître un peu partout.
Quand on vous demande ce que vous faites, que répondez-vous ?
Je suis dans le textile, je fais comme Booba. (rires) Je dis que je suis dans la mode. Au début, mon père faisait: « Tu vends des habits ». Je lui répondais que non, je crée des habits. Ce n’est pas pareil. Mais on peut être maçon, menuisier, vitrier et être riche. Il ne faut pas voir ces métiers comme des petits métiers. Il n’existe pas de petits métiers. Ensuite, j’ai co-fondé, avec ma tante, l’ONG écolo « Terre, Air, Mer » qui éduque les enfants sur l’obligation de protéger notre planète, notre héritage.
Comment arrive-t-on en tant que jeune entrepreneur à asseoir son produit sur le marché ?
C’est une question d’organisation et de structuration. Ensuite, il faut avoir les aptitudes et l’attitude. L’attitude c’est la détermination. C’est aussi le prix personnel que tu es prêt à payer en tant qu’entrepreneur pour asseoir ton produit. Une chose est d’avoir un produit qui marche et une autre est de mettre ce produit à la disposition du plus grand nombre de personnes. Nous, aujourd’hui, avons l’avantage d’Internet qui est un outil qui nous permet de vendre partout dans le monde sans avoir à débourser beaucoup de fonds.
Quel est l’impact de votre marque sur le quotidien des Béninois, le développement du Bénin ?
Du point de vue social, on crée de l’emploi. Il y a les ouvriers, les responsables de la communication et de la créa, nos vendeurs, etc. Plus l’entreprise grandira, plus on produira, plus on embauchera du monde. On permettra à des familles de s’en sortir. Deuxièmement, d’un point de vue culturel, on donne de la visibilité au Bénin. Je suis Béninois, je vends mon pays dans ce que je fais. Quand on demande d’où vient Roar Clothing, on dit que ça vient du Bénin. Les gens viendront découvrir le Bénin et toutes les autres richesses du Bénin.
Je pense qu’on a notre empreinte sur la mode béninoise. Je ne vois pas encore assez de personnes dans la rue porter du Roar. Mais je vais me battre pour que d’ici quelques années on ne puisse pas sortir dans toutes les grandes villes d’Afrique et du Monde sans parler de Roar Clothing.
Alors, Roar Clothing en chiffres ?
Je n’aime pas beaucoup parler de chiffres parce que c’est délicat. Leur valeur varie d’une personne à une autre. Mais on peut dire, que Roar c’est plus de cent mille (100 000) pièces vendues. Un chiffre d’affaires de plus de vingt millions (20 000 000) de F CFA. On est sur le marché depuis quatre (04) ans. Le prochain objectif de la marque c’est d’arriver à écouler un million (1 000 000) d’articles. Et on est en train de le faire.
Yann Djossinou, vous n’aimez pas que votre marque soit classée dans du streetwear, pourtant c’en est parti.
Je n’ai jamais été dans une optique de faire uniquement du streetwear. Je veux faire une marque de vêtement qui se renouvelle à chaque fois. La créativité n’est pas à fermer. Me dire que je ne suis une marque streetwear, c’est comme enfermer ma créativité et me diriger. Ce n’est pas ce que je souhaite. Je veux être libre, c’est pour cela que j’ai choisi d’être entrepreneur.
Je veux être libre, c’est pour cela que j’ai choisi d’être entrepreneur. Share on XLe batik ne va-t-il pas finir par être désuet ? N’est-ce pas juste un gros buzz de plus ?
Qui a dit que je resterai uniquement dans le Batik ? En plus, le Batik a une profondeur pour moi. Quand je vois le tissu Batik, je vois tellement de choses, tellement de possibilités. Peut-être parce que j’ai vécu au Ghana. J’ai quatre collections qui sont déjà prêtes. Je suis calé jusqu’en 2020. C’est pour dire à quel point, il faut être organisé. On ambitionne, en grandissant, de créer une filiale créa où on embauchera des stylistes qui travailleront pour nous. Il faut rester objectif. Le succès, ça ne dure qu’un temps dit-on. Je ne pourrai pas rester créatif cent ans. Si je veux que ma marque reste sur la durée, il va falloir passer le flambeau ou du moins permettre à d’autres personnes d’exprimer leur créativité à travers Roar Clothing.
Roar Clothing a forcément des dessous pas très reluisants.
Comme dans toute entreprise, il y a des tensions, il y a des egos à gérer. Je suis plutôt de nature sociable. Je sais gérer les Hommes. Il faut juste être correct, franc et se dire les choses telles qu’elles sont. Remercier ou punir.
Parlant des difficultés, plus de 60% du chiffre d’affaire de Roar Clothing ne vient pas du Bénin. Personnellement, je trouve que ce n’est pas encourageant. Je ne peux pas être Béninois et voir que les gens de chez moi achètent moins que les gens de l’extérieur. Je trouve ça à la limite immoral, très bizarre. Les gens de chez moi disent : « Il faut aller dehors te faire connaître avant qu’on prenne chez toi. » C’est terrible. Cela n’a pas de sens ! On devrait mettre les produits de chez nous en valeur. Je n’arrive pas à bien exprimer ce que je ressens quand je vois qu’on ne nous donne pas le fruit de notre travail au Bénin. On t’oblige à t’expatrier. Il faut éduquer les Béninois à acheter ce qui est du Bénin. Ça prendra du temps. Il n’y a pas de problème, on est là, on ne bouge pas.
Vous faites partie de la même génération que des marques comme Nanawax, Rose Red, Ifuck, que pensez-vous de cet écosystème que vous formez dans la mode Béninoise ?
Je reste dans ma bulle, concentré sur ce que je fais tout en suivant la concurrence. Chacun essaye de faire ce qu’il peut pour s’en sortir dans un marché qui est la jungle. J’encourage ceux qui sont dans la mode, parce qu’au final c’est le Bénin qui gagne. Chacun de nous participe à sa manière au développement culturel et économique du Bénin. Dans cinq ans, s’il y a quatre ou cinq grandes marques qui sortent du Bénin, je pense que le Bénin y a gagné quelque chose.
Maureen Ayite de la marque Nanawax a dit récemment sur son compte Snapchat : « Tu sais que ce que tu fais es bon quand ton ennemi direct vient payer ton produit »…
Je pense qu’elle a raison. Ça veut dire que la personne connaît la valeur de ton travail. On n’a pas besoin de m’aimer moi pour acheter du Roar Clothing. Une marque de vêtement ne doit pas être fondée sur une personne physique. Il ne faut pas que toute la puissance, toute l’aura de la marque pèse sur une personne. Ça crée des divisions. Ceux qui aiment cette personne se sentiront attirés par la marque, ceux qui n’aiment pas cette personne iront contre cette marque. Il faut rester neutre, le plus discret possible. C’est ce que j’essaye de faire. Je ne veux pas être forcément mis en avant. Ce qui m’intéresse c’est que Roar Clothing le soit, c’est tout ce qui importe.
Votre motivation, c’est quoi donc ?
Ma motivation première c’est de prouver. Prouver qu’en Afrique et plus précisément au Bénin, on peut faire des choses. J’étais le premier à penser qu’en Afrique ici, on ne peut rien faire à cause de nos politiciens, nos problèmes, le chômage des jeunes. J’ai besoin de me prouver et de prouver aux Africains qu’on peut rester en Afrique et frapper très fort.
Je suis fan de mode. J’aime le beau. Chaque pièce que je fais, j’essaye d’y mettre un peu de moi. C’est un peu de mon âme que je me mets dans chaque pièce que je crée. A partir du moment où le travail que tu aimes c’est ce que tu fais, tu ne te lèves pas le matin pour aller travailler. Se lever par plaisir d’aller travailler, ça n’a pas de prix.
Je suis fan de mode. J’aime le beau. Share on XAvez-vous déjà eu des reconnaissances dans votre travail ?
Au Bénin, la mode ce n’est pas quelque chose qui attire forcément la foule. Ces dernières années avec la nouvelle vague de créateurs, de stylistes, d’agences et de photographes de mode, il y a eu beaucoup d’engouement. Récemment, ils ont organisé la première édition des Oscars de la Mode Béninoise qui est un évènement qu’il faut encourager. Roar y a été récompensé avec le Prix de la meilleure collection 2015.
Certains pensent que Roar Clothing est une marque exclusivement dirigée vers les jeunes.
Ceux qui diraient cela n’auront pas tort. Nous allons y remédier. Nous sommes dans une optique d’évoluer en créant des vêtements adaptés à tout type d’âge et de public. Avec la prochaine collection, nous allons sortir de ce que les gens pensent être nos classiques. Nous allons nous ouvrir à tout le monde.
Pourriez-vous nous raconter une petite anecdote qui a provoqué un déclic dans votre vision de promoteur de Roar Clothing ?
Tout récemment, j’étais en voyage d’affaires au Ghana. J’y ai rencontré un représentant de la marque Phillips en Afrique de l’Ouest. Il m’a dit :
« Tes produits valent de l’or. L’Afroshirt révolutionne la mode africaine. C’est la combinaison parfaite entre le tee-shirt classique et l’Afrique. Si tu t’organises bien et arrives à toucher un tiers de la population du Monde, tu auras changé le monde. ».
Quels conseils donneriez-vous à quelqu’un qui débute dans l’entrepreneuriat et plus précisément dans la mode Béninoise ?
De la patience. Notre plus gros problème, nous les jeunes entrepreneurs, c’est l’envie d’aller vite. Aller vite à des conséquences. Il faut prendre le temps de bien faire tout ce que l’on veut faire. Laisser les choses se faire avec le temps. Se concentrer sur ce que l’on fait. Il y a quatre ans, j’étais très concentré sur mon image, j’appelais tous les jours ma mère, ma petite sœur. Aujourd’hui, je le fais moins. J’ai des objectifs à atteindre et pour les atteindre, je dois sacrifier des choses. C’est le prix à payer pour renforcer votre produit.
Pensez-vous que votre succès vous ait éloigné des choses essentielles de la vie ?
Mon succès ne m’a pas éloigné des choses essentielles de la vie, il m’a permis de me rapprocher d’autres choses essentielles de la vie. C’est en grandissant qu’on se rend compte de ce qui est vraiment essentiel. Je suis capable de faire certaines choses à ma mère que je n’étais pas capable de faire il y a quatre ans. Pour moi, ça n’a pas de prix. Ce n’est pas juste rester à ses côtés et lui dire que je l’aime. Il faut pouvoir faire des choses à vos parents pour leur montrer que vous avez réussi.
Des jeunes peuvent être déterminés sans être soutenus par leurs parents…
Je me suis imposé à mes parents. J’ai commencé dans la mode et je leur ai apporté la preuve. « Voilà les résultats de ce que je suis en train de faire. C’est quelque chose qui peut marcher. J’ai juste besoin que vous croyez en moi et que vous m’aidez ». C’est très dur. Mais il faut être déterminé, être vraiment prêt. Si tu l’es, tes parents te suivront. Ils verront dans tes yeux que tu as vraiment envie de le faire et que tu donnerais tout pour. On veut tous faire quelque chose mais on n’en veut pas tous au même degré.
Je voudrais voir le Bénin dans les classements Forbes ! On a tellement de talents au Bénin. Dans chaque domaine, il y a tellement de personnes talentueuses. Mais il n’y a pas encore que ce truc, cette motivation. Je ne sais pas si c’est la peur de ne pas réussir qui fait que beaucoup sont réticents et n’ont pas envie de se lâcher. A tous les jeunes, quel que soit votre secteur, je vous en prie : ne lâchez pas l’affaire !
A tous les jeunes, quel que soit leur secteur, je vous en prie : ne lâchez pas l’affaire ! Share on X